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Les "antillais" sont-ils caribéens ?
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"On l'appelait département français, département d'outre-mer, sans savoir comment le nommer car lui même avait du mal à se situer sur la carte du Monde. Au loin, les autres îles s'étaient depuis longtemps enracinées dans leur drapeau et même si les difficultés torturaient leur destin, elles chevauchaient la mer avec la vaillance de petites nations intrépides".
E. Pépin, Toxic Island
Le titre de cet article peut sembler au premier abord assez paradoxal. En effet, les Antilles et la Caraïbe sont en principe deux synonymes désignant la même région, en français, en anglais (The Caribbean / The Antilles1) en hollandais (De Caraïben / De Antillen) et en espagnol (El Caribe / Las Antillas).
Il existe pourtant une vision française plus étroite de ce que représentent « les Antilles », par contraction de la terminologie d' « Antilles françaises ». Cette perception se retrouve notamment dans la terminologie de l'Université des Antilles (sous entendu la Martinique et la Guadeloupe) et de la Guyane (UAG). Elle se retrouve aussi par exemple à travers l'appellation du principal journal de Martinique et de Guadeloupe : le « France-Antilles » (la Guyane a son « France-Guyane »). On parle aussi volontiers dans les journaux de l' « Hexagone2 » et des Départements d'Outre Mer (DOM) de la « communauté antillaise » pour désigner les personnes originaires de Martinique, de Guadeloupe et parfois par extension de Guyane3. Ces « Antillais » considèrent d'ailleurs leurs voisins de Dominique et de Sainte-Lucie comme des étrangers (pas des « Antillais ») qu'ils appellent les « Anglais ».
La question ici posée est donc la suivante : les « Antillais » originaires de Martinique, Guadeloupe et Guyane sont-ils caribéens ? L'histoire et la géographie rattachent leurs territoires à cet espace. Cependant, la départementalisation en 19464 a entrainé le façonnement sur un demi-siècle d'une identité « antillaise » toute particulière, entre une France très bien connectée (entre trois et six navettes aériennes journalières directes pour Paris, trois compagnies aériennes) mais lointaine (7 000 km, 8 heures de vol) et une Caraïbe proche (quelques centaines de kilomètres tout au plus pour les autres îles des Petites Antilles) mais au contraire très peu connectée. A titre d'exemple il est bien plus long et plus difficile de se rendre de Fort-de-France (Martinique) ou de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) à Kingston (Jamaïque) ou à Paramaribo (Suriname) que de se rendre à Paris. De manière encore plus caricaturale, pour se rendre par les airs depuis Fort-de-France à Roseau, capitale de l'île voisine de la Dominique située à une trentaine de kilomètres au Nord, il faut compter deux escales (Sainte-Lucie et Antigua par exemple), avant d'entamer les deux heures de routes qui relient l'aéroport de Melville Hall à la ville...
Culture et populations tendent à rapprocher ces îles voisines. Les locuteurs de Guadeloupe, Martinique, Dominique et Sainte-Lucie peuvent par exemple se comprendre en créole (bien qu'il existe des variations notables) sans utiliser le français ni l'anglais. D'après une étude ethnologique, plus de 95% des Guadeloupéens parlent ainsi le Créole comme langue maternelle et le Français seulement comme langue secondaire. Plus de 80% des Martiniquais parlent eux le français et le créole comme langue maternelle (Lewis 2009). Par ailleurs, si il n'existe pas de statistiques ethniques dans les territoires français, d'après les estimations de chercheurs de l'Université de Laval (Québec) plus de 80% de la population martiniquaise et plus de 90% de la population guadeloupéenne se composent de noirs et de métisses5 6. Ces chiffres sont assez comparables à ceux de Sainte-Lucie (94% de noirs et de métisses7) et de la Dominique (95%8) bien que la part de la population noire y soit sensiblement plus forte.
Le niveau de vie et l'éducation sont par contre beaucoup plus similaires entre les Antilles Françaises et la France qu'ils ne le sont par rapport à ces îles voisines. Les Martiniquais sont considérés comme de riches touristes à Sainte-Lucie et en Dominique (où on les appelle « the French »). Les « Anglais » sont eux plus souvent perçus comme des travailleurs pauvres, des clandestins (bienvenus pour les travaux agricoles ou de construction) ou des trafiquants de drogues en Martinique. Le PNB par habitant de la Dominique est deux fois et demi moindre que le PIB par habitant estimé pour la Martinique par l'INSEE (respectivement 7 284 euros9 et 19 600 euros10). Le PIB par habitant de la Martinique est pour sa part beaucoup plus proche du PNB par habitant total français (23 100 euros11), bien que sensiblement inférieur.
Parmi les étudiants interrogés dans les différentes branches de l'Université des Antilles et de la Guyane, moins d'une personne sur deux se dit « caribéen » (31% en Guyane, 37% en Martinique, 52% en Guadeloupe). Quand on demande ensuite à ceux qui revendiquent une identité plurielle (par exemple Guadeloupéen et Français et Caribéen) de hiérarchiser leurs sentiments d'appartenance, moins de 15% de ces « Antillais » se disent avant tout Caribéens (12,5% pour les Guyanais, 11% pour les Martiniquais, 5% pour les Guadeloupéens). De manière générale on est ici avant tout Guyanais (43%), Martiniquais (71%) ou Guadeloupéen (78%) (Cruse 2011).
Le contact physique avec ces différents espaces explique sans doute en partie cette représentation identitaire en rapport avec l'espace de vie : 90% des étudiants martiniquais ont déjà voyagé en France alors que seuls 56% ont déjà voyagé dans la Caraïbe (hors DOM Français). 76% des étudiants guadeloupéens ont été en France mais seuls 52% dans la Caraïbe. Les Guyanais ne sont que 50% à avoir été en France, mais seuls 25% ont par ailleurs déjà voyagé dans la Caraïbe (Cruse 2011). Clairement, l'espace vécu intègre beaucoup plus la France que la Caraïbe.
Par ailleurs, les déplacements de ces étudiants dans la Caraïbe montrent une nette concentration dans les autres DOM français et dans les îles proches (Sainte-Lucie et Dominique). Mis à part la République dominicaine, qui est vendue comme une destination touristique aussi sur le marché des touristes « français d'Outre Mer », le reste de la Caraïbe demeure très peu visité. Le centre de gravité de l'espace vécu de ces étudiants se trouve entre la France et ses dépendances caribéennes.
Cet espace vécu reflète parfaitement l'espace des échanges commerciaux. Si l'on prend l'exemple de la Martinique, les trois quarts des importations proviennent de l'Union Européenne (les deux tiers desquelles proviennent de France « métropolitaine »). Au contraire, seules 7% des importations proviennent de la Caraïbe. Pour ce qui est des exportations, 83% des ventes martiniquaises sont destinées à la France (Guadeloupe 57%12, France « métropolitaine » 25%) à comparer aux 3% à destination de la Caraïbe (INSEE 2009).
Rien n'incite d'ailleurs aux échanges entre les habitants des îles françaises et le reste des Caribéens. Les prix des échanges sont prohibitifs, que l'on pense au transport, à l'envoi de marchandises ou même plus simplement aux appels téléphoniques. Une compagnie de téléphonie mobile comme Digicel facture par exemple les appels entre DOM 23 centimes d'euros par minute, d'un DOM vers la France « métropolitaine » 55 centimes, et d'un DOM vers « la Caraïbe13 » 73 centimes. Il est donc beaucoup moins cher d'appeler la France – et d'y entretenir des liens -, à 7 000 kilomètres, que la Dominique qu'on aperçoit depuis la côte sud de la Guadeloupe et depuis la côte Nord de la Martinique...
L'ensemble de ces éléments montrent que, malgré leur positionnement géographique caribéen et les héritages culturels (langue créole, histoire commune, etc.), les Antilles françaises sont avant tout vécues comme des régions françaises. Ceci s'explique en grande partie par l'ensemble des politiques menées depuis la départementalisation (politiques économiques et éducation notamment). La forte connexion avec la France (transport, commerce, médias, etc.) et la coupure avec le reste de la Caraïbe jouent un rôle particulièrement important dans ce processus.
Mobilité des étudiants dans la Caraïbe
1. On utilisera plus volontiers en Anglais l'expression « West Indies ».
2. La France dite « métropolitaine », c'est à dire sans ses îles rattachées.
3. Exemple dans le journal « Le Parisien ». Exemple dans le journal France-Antilles.
4. En 1946, la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion sortent de l'empire colonial français pour devenir non pas des pays indépendants mais des départements français, d'après une proposition du député martiniquais Aimé Césaire adoptée à l'unanimité.
5. http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amsudant/martinique.htm
6. http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amsudant/martinique.htm
7. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/st.html
8. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/do.html
9. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/do.html
10. www.insee.fr/fr/insee.../martinique/.../comptes_pib_ma.xls
11. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/geos/fr.html
12. Les exportations destinées à la Guadeloupe concernent principalement les hydrocarbures raffinés en Martinique.
13. Noter ici que l'opérateur, présent dans l'ensemble de la région, distingue aussi les DOM de « la Caraïbe ».
Catégorie : Qu'est-ce-que la Caraïbe ?
Pour citer l'article : Cruse R., Samot L. (2013). "Les "antillais" sont-ils caribéens ?" in Cruse & Rhiney (Eds.), Caribbean Atlas, http://www.caribbean-atlas.com/fr/thematiques/qu-est-ce-que-la-caraibe/les-antillais-sont-ils-caribeens.html.
Références
Cruse R. (2011). Identités Antillaises, Enquête statistique conduite à l'Université des Antilles et de la Guyane, Martinique, Guadeloupe, Guyane, Non publiée.
INSEE 2009, Martinique, Commerce extérieur, le déficit se creuse, Antiane n°71, Juin 2009, http://www.insee.fr/fr/insee_regions/martinique/themes/ae_bilan/aes71ma/aes71ma_05.pdf
Lewis P. (Ed.) (2009). Ethnologue : Languages of the World, 16th edition, Dallas, SIL International.